Dossier: Genèse
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Trois approches du sacrifice d’Isaac (Genèse 22)

Le chapitre 22 est l’un des textes de la Genèse — voire de tout l’A.T. — les plus connus, les plus lus, les plus étudiés. Les Juifs considèrent la « ligature d’Isaac »1 comme un des sommets de la révélation et ils la rappellent lors de leur nouvel an. Les chrétiens y ont vu un acte de foi exemplaire d’Abraham2. En tout cas, ce texte fondateur ne laisse personne indifférent.

Sans prétendre épuiser sa richesse en quelques pages, nous en proposons trois approches complémentaires, dans une perspective éclairée par les échos que le N.T. donne à ce texte.

1. Une approche historique et théologique

Cet épisode arrive à un moment particulier de la vie d’Abraham. Parti sur l’ordre divin d’Ur, sa patrie, puis de Charan à la mort de son père, il arrive à 75 ans dans le pays promis, sans toutefois le posséder. Il doit attendre 25 ans l’accomplissement d’une autre partie de la promesse divine : la naissance d’un fils légitime, Isaac. La fin du ch. 21 le montre dans une sérénité enfin trouvée : Ismaël, son premier fils, est parti ; la paix a été faite avec Abimélec, le roi local (cf. ch. 20) et il réside tranquillement à Beer-Schéba, sous les arbres qu’il a plantés, en invoquant « le nom de l’Éternel, Dieu de l’éternité ».

C’est à ce moment que Dieu le met à l’épreuve — et de quelle façon ! Abraham doit offrir en holocauste le fils de la promesse (lire le ch. 22). Il accepte et n’est arrêté qu’au dernier moment par l’ange de l’Éternel. Finalement, un bélier est substitué à Isaac. Abraham peut alors retourner à Beer-Schéba.

Le texte ne manque pas de susciter des questions redoutables : Pourquoi le vrai Dieu, le Dieu saint, demande-t-il un sacrifice humain, et quelle valeur pourrait avoir celui-ci ? Pourquoi Abraham obéit-il sans discuter, alors qu’il a montré quelques temps auparavant qu’il savait plaider respectueusement avec Dieu pour lui demander d’infléchir par grâce sa décision (18.17-33) ? Pourquoi Isaac se laisse-t-il faire sans résister, alors qu’il est un jeune homme suffisamment fort pour porter le bois3 et qu’Abraham est vieux ? Pourquoi le Dieu omniscient dit-il qu’il a eu besoin de cet acte pour savoir qu’Abraham le craint ?

La concision du texte ne permet pas de répondre à toutes ces interrogations, mais les détails qu’il nous rapporte en sont d’autant plus parlants. De plus, les citations ou allusions à cet épisode dans le N.T. en donnent un commentaire éclairé par le Saint-Esprit (lire Héb 11.17-19 ; Jac 2.21-23 ; Héb 6.13-15).

Tout d’abord, affirmons de la façon la plus nette que Dieu n’approuve en aucune manière un sacrifice humain : la loi (Lév 18.21 ; Deut 12.31), les livres historiques (2 Rois 16.3 ; 21.6) et les prophètes (Jér 7.31 ; Mich 6.7) condamnent avec force ces pratiques barbares des peuples cananéens ou phéniciens. Cette « abomination » est odieuse à Dieu : elle ne lui « était point venue à la pensée » (Jér 32.35). Donc, si Dieu donne cet ordre incongru, c’est qu’il veut apprendre à Abraham une leçon particulière sur ce sujet — nous y reviendrons.

Le commandement divin semble en contradiction avec les promesses passées (« C’est d’Isaac que sortira une postérité qui te sera propre », 21.12, cf. Héb 11.18) et incohérent avec ce qu’Abraham connaissait de Dieu. Mais la foi d’Abraham se montre dans une obéissance immédiate et sans discussion. Rien n’indique qu’Abraham ait eu le pressentiment que le sacrifice lui serait épargné au dernier moment ; au contraire, tous les préparatifs, soigneusement évoqués dans le texte (le bois fendu, le feu, le couteau), concourent à penser que le patriarche était prêt à sacrifier son fils. Selon certains hébraïsants, la réponse qu’il donne à l’interrogation de son fils est à double sens ; on pourrait lire : « Dieu choisira lui-même l’agneau de l’holocauste : mon fils. » L’holocauste, c’est le fils lui-même ! Seule explication de cet acte de foi : l’anticipation d’une résurrection dont il n’avait pas eu la révélation explicite, mais qu’il entrevoyait, peut-être nourrie de sa propre expérience de la paternité à partir d’un corps « déjà comme mort » (sens littéral, Rom 4.18-22). Abraham savait que Dieu lui avait promis que la descendance innombrable promise passerait par Isaac ; Dieu lui demandait de sacrifier ce maillon indispensable de la chaîne ; donc la seule façon de concilier ces deux côtés était de croire que Dieu allait ressusciter Isaac. L’adieu d’Abraham à ses serviteurs le confirme : « Nous reviendrons », dit-il avec confiance. L’auteur de l’Épître aux Hébreux précise : Abraham « pensait » que Dieu avait la puissance de résurrection ; le verbe implique qu’il a pesé les divers éléments en présence et qu’il en a tiré la seule conclusion logique : Elohim est le Dieu de la résurrection !

Si rien n’est dit des sentiments ou de la réaction d’Isaac, afin que l’accent soit mis sur la foi d’Abraham, la répétition de la marche commune (22.8b après 22.6 et l’échange qui s’intercale) suggère peut-être une acceptation volontaire d’Isaac, possiblement après un échange non rapporté avec son père sur cette perspective de résurrection.

Néanmoins, au moment fatidique, Dieu empêche formellement Abraham de sacrifier son fils. Pourtant, ressusciter Isaac immédiatement après l’holocauste aurait eu un impact extraordinaire et aurait confirmé glorieusement l’intuition d’Abraham ! C’est que Dieu veut indiquer très clairement par là qu’il ne demande pas de sacrifice humain. Il n’est pas un Dieu comme ceux des Cananéens qui entourent Abraham qui exigent les plus coûteuses des offrandes pour être favorables. Il est autre, il est le Dieu saint, le Dieu de la vie, pas de la mort4. Sa faveur repose sur Abraham indépendamment de ce que ce dernier peut lui offrir, même de plus cher. La foi d’Abraham l’honore, mais elle doit être corrigée pour qu’il comprenne — et aussi le peuple d’Israël pour qui Moïse rapporte cet épisode — qu’il n’est pas un Dieu assoiffé de sang, mais le généreux pourvoyeur de l’alliance de grâce. Elohim n’est pas le Dieu qui exige, mais qui donne !

Par cet acte, Dieu exhibe la foi qu’il lisait dans le cœur de son « ami » (Jac 2.23). Et c’est toute l’argumentation que Jacques développe en prenant l’exemple d’Abraham : il a été justifié par un acte de foi intérieur (Gen 15.6), prouvé par un acte de foi extérieur. Dieu prouve expérimentalement ce qu’il savait déjà5.

La foi d’Abraham s’est donc attachée à Dieu plus encore qu’à ses promesses, concrétisées en Isaac : il a choisi de faire confiance à Dieu, malgré tout. C’est la foi qui « espère contre toute espérance » ! Et cet exemple de foi a guidé et encouragé nombre de croyants à la suite du « père de la foi » (Rom 4.11,18).

2. Une approche prophétique et christologique

Une deuxième lecture de Genèse s’est rapidement fait jour dans l’Église, qui y a vu une préfiguration de la croix. Toutefois, si le N.T. abonde en citations de l’A.T. mises en relation directe avec la mort de Christ, aucun texte ne fait explicitement référence à Genèse 22 sous cet angle-là. Mais le chrétien ne peut qu’être frappé des parallèles entre les détails de ce chapitre et le sacrifice de Jésus. Beaucoup plus que des coïncidences, ils pointent de façon prophétique vers l’œuvre du Fils de Dieu à la croix. Énumérons-en quelques-uns :
– L’expression « ton unique » a été rendue en grec dans la LXX par le même mot qu’en Jean 3.16 (« son fils unique »).
– Le verbe « aimer » est mentionné ici pour la première fois dans l’Écriture : l’amour préexistant du Père pour le Fils n’est-il pas à la base de tout amour, tant son amour pour nous que notre amour mutuel6 ?
– Les quatre noms donnés à Isaac au v. 2 rappellent les nombreux « quadruplés » liés à la personne et à l’œuvre de Jésus7.
– Le pays de Morija a été identifié plus tard au mont où Salomon a bâti le temple (2 Chr 3.1) et c’est près de là que, 20 siècles plus tard, Jésus donnera sa vie.
– Le bois chargé sur Isaac fait immanquablement penser à la croix dont Jésus s’est chargée — tout d’abord moralement, lorsqu’il entrevoyait l’heure du sacrifice, puis physiquement, lorsqu’il sortit de devant Pilate.
– « Ils marchèrent tous deux ensemble » répète le texte (22.6,8) : préfiguration de la communion constante entre le Père et son Fils incarné.
– L’interrogation d’Isaac, qui interpelle son père en disant : « Abba », fait écho à la scène de Gethsémané où Jésus demande à son Père s’il y aurait une solution.
– Le « troisième jour » (v. 4) où Abraham reçoit son fils comme si celui-ci était ressuscité évoque la glorieuse sortie du tombeau de Jésus.

D’autres détails peuvent suggérer des transpositions : le bélier qui va être finalement sacrifié a les cornes (symboles de la puissance) retenues à un buisson (symbole de la chute). La seule solution pour ôter la malédiction qui pesait sur la terre était que la puissance de Dieu s’y confronte par la mort d’une victime. Le bélier était l’animal par excellence des cérémonies de consécration (cf. Ex 29) et Jésus s’est consacré jusqu’au sacrifice de lui-même pour réaliser le plan de Dieu.

Mais l’analogie reste forcément imparfaite. Rien n’est dit dans le texte sur l’exacte compréhension qu’Isaac avait de l’événement ; Jésus, lui, savait tout ce qui devait lui arriver (Jean 18.4). Isaac n’a finalement pas été sacrifié, tandis que Jésus est allé jusqu’au bout. Oui, en son Fils, Dieu s’est pourvu « lui-même » de l’agneau pour l’holocauste ; il « n’a point épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous » (Rom 8.32). « Christ, qui nous a aimés, et qui s’est livré lui-même à Dieu pour nous comme une offrande et un sacrifice de bonne odeur » (Éph 5.2) est l’holocauste parfait et définitif que la ligature d’Isaac ne pouvait que faiblement préfigurer.

3. Une approche morale et pratique

Une troisième approche, certes mineure par rapport aux deux précédentes, voit dans ce texte une situation de famille, comme il y en a tant dans ce livre de la Genèse — une situation riche d’enseignements pratiques pour nos propres relations de famille.

On peut s’étonner que Dieu ne désigne pas d’abord Isaac par son nom (22.2) ; au contraire, il met en avant la relation d’Abraham avec lui (« ton », 2 fois, « tu »). Ne veut-il pas indiquer par là au patriarche que sa relation avec ce fils, à la fois premier-né et petit dernier, est trop possessive8 ? Ce « va-t-en », ne lui en rappelle-t-il pas un autre, environ 40 ans avant (Gen 12.1) ? De la même manière qu’Abraham, au début, avait dû laisser sa parenté, il doit maintenant laisser Isaac. Abraham « coupe le cordon » avec son fils.

La fin du récit confirme cette lecture : Abraham revient seul vers ses serviteurs (22.19, contrairement à l’annonce du v. 5). Isaac semble avoir disparu ! Il est désormais un fils libre, capable de vivre sa vie indépendamment et bientôt de se marier9.

Nous en tirons une double leçon : Notre foi est-elle assez forte pour, le moment venu, laisser nos enfants devenir autonomes ? Comptons-nous sur la puissance de Dieu qui peut les garder bien mieux que nous et tout autant qu’il nous a gardés nous-mêmes ? Nous ne les élevons que pendant un temps, dans le but même de les laisser aller, heureux de les voir désormais s’inscrire personnellement dans la même lignée de la foi que nous (cf. Héb 11.20).

Par ailleurs, qu’est-ce qui a le plus de prix pour nos cœurs ? La bénédiction de Dieu ou Dieu lui-même ? Abraham, lui, n’a pas hésité à sacrifier ce fils qui concrétisait les promesses qu’il avait reçues, au Dieu qui les lui avait faites. Dieu nous bénit ; mais si pour fortifier notre foi et la mettre en évidence, il nous retire (peut-être temporairement) ces bénédictions, il reste, lui, toujours là, suffisant à tout. Au chapitre suivant, Dieu va retirer à Abraham une autre bénédiction, sa femme. Sans doute l’épisode tragique à l’heureux dénouement du ch. 22 l’a-t-il préparé à la rupture définitive pour la terre du ch. 23.

* * *

Abraham a été mis à l’épreuve, mais quelles bénédictions en ont résulté ! Une fulgurante compréhension du Dieu de résurrection, une meilleure appréciation du Dieu de l’alliance de grâce, une liberté acquise pour son fils, une démonstration de foi qui nous touche 40 siècles plus tard, une anticipation unique d’un sacrifice ô combien plus grand… Ce chapitre mérite assurément sa réputation !

1 Nom qu’ils donnent à ce chapitre.
2 Les musulmans retiennent aussi l’épisode, même s’ils ne s’accordent pas sur l’identité de la victime: Isaac ou Ismaël ?
3 Il est impossible de donner l’âge d’Isaac à partir du texte seul. Flavius Josèphe indique 25 ans ; des rabbins juifs, 37 ans (ils imaginent que Sara a succombé à l’annonce qu’Abraham lui a faite à son retour de cette épreuve). Les termes employés suggèrent plutôt un adolescent ou un jeune adulte. Tout âge entre 12 et 37 est plausible.
4 Le choix du nom Elohim (Dieu) plutôt que Yahveh (l’Éternel) dans tout le début du texte est peut-être une indication que le Dieu d’Abraham est mis en contraste avec celui des Cananéens.
5 On a pris l’analogie suivante : un professeur de chimie peut dire, lors d’une expérience : « Nous allons voir ce que la combustion de ces deux produits va donner »… alors qu’il le sait déjà pertinemment et qu’il ne sera en rien surpris du résultat. Mais ses étudiants, si !
6 Cf. les dimensions de l’amour développées par Jean dans son Évangile (voir Promesses 164).
7 Par ex.: les 4 Évangiles, les 4 couleurs des rideaux du tabernacle, les 4 mentions du Germe, etc.
8 Il y a une réminiscence du changement de nom de Sara que Dieu avait demandé à Abraham : « Tu ne donneras plus à Saraï, ta femme, le nom de Saraï [ma princesse] ; mais son nom sera Sara [princesse, tout court]. » (18.15) Il avait déjà dû apprendre la dépossession vis-à-vis de sa femme.
9 Peut-être est-ce un des sens de l’enchaînement avec les v. 20 à 24 où Rebecca, future femme d’Isaac, est introduite.

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Prohin Joël
Joël Prohin est marié et père de deux filles. Il travaille dans la finance en région parisienne, tout en s'impliquant activement dans l’enseignement biblique, dans son église locale, par internet, dans des conférences ou à travers des revues chrétiennes.