Version condensée d’un article paru dans Les Cahiers de l’École pastorale (N°122, avril 2021), avec les aimables autorisations de l’auteur et de l’éditeur.
Dans une société sans cesse brassée, l’intégration est une préoccupation largement partagée, en politique comme dans l’Église.
1. Qu’est-ce que l’intégration ?
Le mot « intégration » est utilisé dans les domaines de la sociologie et de la politique. En voici une définition :
« L’intégration consiste à susciter la participation active à la société tout entière de l’ensemble des femmes et des hommes appelés à vivre durablement sur notre sol en acceptant sans arrière-pensée que
subsistent des spécificités notamment culturelles, mais en mettant l’accent sur les ressemblances et les convergences dans l’égalité des droits et des devoirs, afin d’assurer la cohésion de notre tissu social 1. »
De cette définition, je souligne trois aspects. D’abord, l’intégration, c’est l’affaire de tous, pas seulement des nouveaux venus. Ensuite, l’intégration implique une tension entre, d’une part, une égalité légale de droits et de devoirs et, d’autre part, des différences culturelles. Enfin, l’intégration a pour but la cohésion sociale.
L’intégration s’oppose à deux autres modèles : l’assimilation (au sens d’une uniformisation culturelle), et le communautarisme (au sens de revendications de groupes particuliers remettant en cause l’égalité de droits et de devoirs).Le concept d’intégration implique des paliers ou des degrés, il demande du temps. À la différence des deux autres modèles, il s’agit d’un processus bilatéral, c’est-à-dire que si les nouveaux venus doivent faire leur part pour s’intégrer dans un pays, la société et les autochtones doivent également faire leur part pour intégrer les nouveaux. Selon le modèle de l’assimilation, les nouveaux venus seuls doivent s’adapter au groupe ; selon le modèle communautariste, la société dans son ensemble doit accepter les groupes particuliers tels quels.
Ces réflexions sur les modèles d’« intégration », d’« assimilation » ou de « communautarisme » dans un pays invitent à s’interroger sur les églises : fonctionnent-elles plutôt selon le modèle de l’assimilation, du communautarisme ou de l’intégration ?
2. Fondements bibliques de l’intégration
Le mot « intégration » n’est pas présent en grec ni en hébreu dans les Écritures. Mais le Nouveau Testament a beaucoup à dire sur le vivre-ensemble au sein de l’Église.
Deux textes fondateurs décrivant eux-mêmes des événements fondateurs peuvent être invoqués.
1. La Pentecôte (Act 2.1-11)
Le groupe des apôtres, avec les 120 probablement (cf. Act 1.15), tous Juifs de Judée-Galilée, se mettent « à parler en d’autres langues » (2.4), miracle opéré par le Saint-Esprit. Les Juifs issus de la diaspora qui accourent sont les témoins du phénomène : ces Juifs du pays se mettent à parler les langues de Juifs et de prosélytes en provenance de quatorze lieux ou régions au moins. Grâce au Saint-Esprit, les Juifs du pays parlent les langues des Juifs de la diaspora et ceux-ci comprennent !
Le signe de la Pentecôte s’oppose au récit de la tour de Babel qui représente le modèle de l’assimilation : tous doivent être pareils. Le signe de la Pentecôte représente l’entrée dans la langue et la culture de l’autre, grâce à la foi au Christ et à son Esprit. Ce signe va plus loin que le modèle de l’intégration, puisqu’il permet la multiculturalité.
Si on appliquait le modèle de l’intégration au récit de la Pentecôte, les visiteurs apprendraient l’araméen pour s’adapter au groupe local. Dans le récit de la Pentecôte au contraire, le groupe local se met à parler la langue des gens de passage ! Pour les Juifs du pays, il s’agit d’un « décentrement » de soi, d’un dépassement de leur identité fermée pour s’ouvrir à l’identité et à la culture des autres. Et l’Église naît de ce signe du Saint-Esprit.
L’Église est ainsi le lieu d’une intégration de toutes les cultures, sur la base de l’unité de la foi au Christ (communion) et par l’action du Saint-Esprit. À la Pentecôte, le « parler en d’autres langues » est un miracle ponctuel. De manière plus courante à l’époque du Nouveau Testament et aujourd’hui, il reste à vivre le sens de la Pentecôte comme la capacité à parler la langue de l’autre, à entrer dans le point de vue de l’autre. Cela s’apprend, cela se travaille, et la volonté pour cela est l’œuvre du Saint-Esprit.
Pour nous aujourd’hui en église, entre jeunes et plus âgés, le modèle de la Pentecôte signifie par exemple : apprendre les chants de l’autre. Il ne s’agit pas d’imposer un type de chants auquel il faudrait s’assimiler. Il ne s’agit pas non plus de chanter séparément chacun son chant. Mais il s’agit d’accepter les différents types de chants (intégration).
2. Les identités et les cultures relativisées en Christ (Gal 3.26-28 ; Col 3.9-15)
L’apôtre Paul écrit : « En Jésus-Christ, il n’y a plus ni Juif ni Grec ! » (Gal 3.28) Qu’est-ce à dire pour notre thème ?
D’abord, il faut souligner que le fondement de ces nouveaux rapports entre groupes culturels ou sociaux, c’est Jésus-Christ et l’unité créée par la foi et le baptême en lui dans une entité qui dépend de lui, l’Église. Le fondement de l’unité et de l’intégration, c’est Jésus-Christ.
À cause de l’unité en Jésus-Christ, les identités particulières ne peuvent se croire uniques. L’œuvre de salut de Jésus-Christ a un impact direct sur les identités particulières, culturelles et sociales, sur leur tendance à l’égoïsme et à l’ethnocentrisme, et par conséquent sur leur opposition envers d’autres identités.
En Jésus-Christ, il n’y a plus ni Juif ni Grec. Les oppositions, l’indifférence, voire la haine entre ces groupes culturels ne peuvent perdurer.
Ni l’assimilation d’un groupe par l’autre ni le communautarisme ne sont envisageables en Christ. Le modèle de l’intégration se rapproche du vivre-ensemble « en Christ ».
Mais en Christ, il s’agit pour les chrétiens d’origine juive et d’origine païenne d’endosser par-dessus leur identité particulière une identité réellement nouvelle. L’image du vêtement à enfiler se trouve en effet dans les deux textes (Gal 3 et Col 3). « Vous avez revêtu Christ » (Gal 3.27) ; « ayant revêtu l’homme nouveau, qui se renouvelle » (Col 3.10 ; cf. 3.12,14).
Devenir et être chrétien, être en Christ, c’est-à-dire en communion avec le Christ et son corps, demande d’enfiler une identité première, un habit de dessus, plus important que les identités particulières qui deviennent par conséquent moins visibles et qui sont relativisées.
3. Six stratégies pour développer l’intégration dans l’Église
On trouve dans le Nouveau Testament quelques manières de travailler à l’intégration des cultures et des identités particulières ; cela montre bien qu’elles ont leur place, mais relativisées, secondaires.
1. La mise au travail de tous (1 Cor 12.7 ; 1 Cor 14.26-33 ; Éph 4.11-13)
Par l’affirmation théorique forte selon laquelle chacun a reçu une manifestation de l’Esprit (un don spirituel) pour l’utilité commune de l’Église (1 Cor 12.7), Paul fonde la mise au travail de tous dans l’église de Corinthe. Ce ne sont pas les super-spirituels seuls (ceux qui se considèrent comme tels) qui peuvent contribuer de manière unique ou supérieure au bien de l’église, mais tous, chacun, chacune, chaque croyant en Jésus-Christ.
Ces affirmations théologiques sont confirmées par l’évocation du rassemblement des chrétiens à Corinthe (1 Cor 14.26-33). Tous exercent un service lors du rassemblement chrétien : voici le sacerdoce universel » appliqué à la célébration du culte.
Une église qui permet une large participation de ses membres dans l’ensemble de ses activités contribue à l’intégration. Certes, une approche par seuils est recommandée et permet de nuancer quelque peu le propos. Pour autant, cette question de l’intégration réelle par le service concret des nouveaux venus, des jeunes, des personnes âgées, des étrangers, des personnes handicapées, des personnes marginales dans les églises évangéliques mérite d’être posée.
2. L’accueil (Rom 14-15)
Dans l’épître aux Romains (14-15), on trouve la problématique du vivre-ensemble entre chrétiens juifs et chrétiens non-juifs dans l’église de Rome, à propos du fait de manger de la viande sacrifiée aux idoles. Sur le fond, Paul est clair : on peut manger de tout, y compris de la viande sacrifiée aux idoles (Rom 14.14 : « je suis persuadé par le Seigneur Jésus que rien n’est impur en soi » ; 14.20 : « toutes choses sont pures »). À partir de ce principe, Paul appelle à l’accueil et au respect mutuels : bien que leur position soit juste théologiquement, Paul demande aux « forts » de veiller à la qualité de leur relation avec les faibles et donc de mettre en veilleuse leur liberté (ce qui montrera la qualité réelle de leur liberté) ; aux « faibles » qui, eux, n’ont pas la liberté de manger de tout, Paul signale en passant que, sur le fond et théologiquement, on peut manger de tout : ainsi, il met du jeu dans leur position théologique restrictive, pour qu’ils en deviennent, eux aussi, plus libres.
Paul résume l’attitude demandée aux forts et aux faibles en disant : « Accueillez-vous les uns les autres, comme Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu. » (Rom 15.7)
Accueillir implique davantage que d’accepter l’existence de l’autre et sa pratique, dans l’indifférence. Accueillir, c’est ouvrir les bras, comme le Christ a ouvert ses bras pour tous.
3. La recherche d’un compromis (Act 15)
Concernant l’accueil et l’intégration de croyants issus du paganisme lors du « concile » de Jérusalem, une divergence de fond séparait les participants : la circoncision demandée par la Loi de Moïse était-elle à exiger d’eux, pour être pleinement intégrés à l’Église ? Le résultat du débat a conduit à une position théologique claire : pas de circoncision exigée pour être intégré, mais des mesures pastorales de respect.
Bref, un compromis quant au débat de fond, avec une nouvelle compréhension de la foi en Jésus-Christ.
Aujourd’hui, lors de divergences entre jeunes et personnes âgées, ou entre Noirs et Blancs, ou entre traditionnels et charismatiques, l’exemple de l’assemblée de Jérusalem invite au rassemblement, au dialogue, à l’écoute mutuelle, au discernement.
L’intégration des uns et des autres passe par la parole et l’écoute, dans une attitude d’ouverture et de remise en question de soi.
4. L’interpellation réciproque
Je pense ici à ce que l’on appelle les « tables domestiques », ces séries d’impératifs adressés à des groupes de personnes, par paires (Col 3.18-4.1 ; Éph 5.21-6.9 ; 1 Pi 2.13-3.7). Deux remarques :
• L’interpellation est adressée aux deux groupes : chacun reçoit un impératif à pratiquer, pas seulement celui qui est en position de faiblesse dans la société.
• La demande à chaque groupe exprime quelque chose (de réaliste) de la nouveauté en Christ. Chaque groupe doit moduler son comportement à cause de la nouveauté apportée par le Christ.
Selon ces textes, les identités particulières sont reconnues, mais chaque groupe est invité à tenir compte de l’autre ; et quelque chose de l’identité « naturelle » doit changer, à cause du Christ.
Aujourd’hui, le principe de l’interpellation réciproque est capital, par exemple en matière d’intégration intergénérationnelle : aux plus âgés parfois crispés sur certaines pratiques, il faut demander de la souplesse ; mais aux plus jeunes, il faut oser demander de chercher à comprendre le pourquoi de certaines pratiques existantes ou anciennes.
5. La rencontre en profondeur (Act 10.1-11.18)
C’est l’épisode de la rencontre de Pierre, le Juif converti à Jésus, et de Corneille, le centurion romain et sympathisant du judaïsme.
Au point de départ du récit, on assiste à une situation proche de la ségrégation religieuse : les Juifs ne peuvent se lier avec un païen ni entrer chez lui (cf. la parole de Pierre dans Act 10.28).
Dieu utilise les grands moyens pour faire bouger Pierre, intérieurement et physiquement, lui qui va se retrouver dans une maison de païens, et qui plus est, avec un officier de l’armée d’occupation.
Poussé par le Saint-Esprit, il surmonte les barrières théologiques, éthiques, culturelles, mentales. Et le Saint-Esprit est donné à ces païens qui se font baptiser, signe de leur intégration dans l’Église.
Pierre est entré dans la maison d’un païen, dans son monde ; il y a séjourné, mangé. C’est une rencontre véritable, en profondeur, qui a transformé Corneille et Pierre.
Je crois beaucoup au pouvoir bienfaisant des repas partagés : repas communautaires, café avant le culte, etc. Et puis, il faut encourager voire organiser des invitations dans les foyers. Lorsqu’on a pénétré dans l’intimité de la maison de celui ou de celle qui .nous agace, lorsqu’on a partagé le repas qu’il ou elle a préparé, quelque chose bouge, en soi et dans la relation.
6. La représentativité des responsables (Act 6 et 13)
Lors de la crise menant à l’établissement de « diacres » en faveur des veuves de langue grecque (Act 6), l’église de Jérusalem désigne des responsables de cette culture, consciemment et délibérément. Les diacres en charge du travail sont issus de la culture en question (Act 6.5).
Selon la même logique, à l’église d’Antioche, les responsables chrétiens sont eux-mêmes multiculturels, d’après la liste présentée par Luc (Act 13.1) : Barnabé est un Juif originaire de Chypre installé en Judée (Act 4.36) ; Paul est un Juif de la diaspora (de Tarse en Cilicie, cf. Act 21.39) ; Siméon appelé Niger est peut-être un noir ; Lucius de Cyrène en Libye actuelle est un Africain et Manahen était auparavant un proche du pouvoir politique de la famille d’Hérode.
Une équipe de responsables pastoraux multiculturelle favorise et exemplifie l’intégration.
4. Conclusion
Ces stratégies d’intégration reposent sur une vérité, sur des convictions, sur une compréhension de l’Évangile et de l’œuvre du Christ, sur une vision de l’Église.
L’intégration au sein de l’Église ne signifie donc ni une paix molle ni la simple gentillesse les uns avec les autres. Il s’agit de mettre en œuvre quelque chose du monde nouveau que le Christ est venu introduire.
Pour le dire autrement : comme l’intégration dans un État de droit implique un cadre (le respect d’une égalité de droits et de devoirs), dans l’Église, l’intégration comprend un cadre théologique et christologique. L’intégration passe par l’adhésion au Christ. Au nom de l’intégration, il ne s’agit donc pas de tolérer n’importe quoi. Certaines pensées et certaines pratiques s’éloignent de la vérité qui est en Jésus-Christ.
Comment déterminer ce qui est intégrable ou pas comme différences culturelles, sociales, générationnelles, ethniques ? D’abord en scrutant les Écritures ; elles sont notre guide pour la doctrine et l’éthique chrétiennes. Ensuite en confiant à l’église (ou à l’union d’églises) le soin d’établir un document synthétique (souvent nommé « confession de foi ») qui exprime sa compréhension quant à l’œuvre du Christ et à ses implications essentielles. Il ne règle pas toutes les questions de ce qui est intégrable ou pas en matière de différences (heureusement !) et laisse ainsi de l’espace pour une certaine diversité d’avis et de pratiques ; mais il fournit cependant une base commune de référence, acceptée de tous ; il contribue ainsi à une saine régulation des différences.