Toutes les lettres de l’apôtre Paul témoignent de la réalité concrète de la vie d’église. Loin d’être de froids traités doctrinaux, elles s’adressent à des communautés vivantes et abordent des sujets réels. Parmi les treize lettres canoniques, l’Épître aux Philippiens se distingue par sa tonalité très personnelle ; Paul y aborde nombre de thèmes touchant à la vie de cette église et il s’y dévoile comme nulle part ailleurs.
Philippiens a été appelée « l’Épître de la joie » car ce terme « joie » y revient fréquemment ; Paul, toutefois, n’enjolive pas la situation et n’hésite pas à évoquer des sujets de tristesse. Et telle va la vie d’une église locale, avec son lot de joies et de tristesses. Parcourons cette lettre pour y glaner quelques enseignements.
Se réjouir des progrès des autres et en attendre encore plus
Comme d’ordinaire, Paul débute par une prière de reconnaissance.
Penser aux Philippiens le remplit de joie car ils sont dévoués à l’Évangile (1.3-5). S’ils démontrent déjà un beau zèle, Paul ne s’en satisfait pas et demande pour eux encore plus d’amour, encore plus de connaissance, encore plus de fruit (1.9-11), dans la confiance que Dieu continuera son œuvre en eux (1.6).
Le meilleur moyen de vivre une vie d’église heureuse est de nous réjouir de l’œuvre de Dieu dans nos frères et sœurs. Efforçons-nous de discerner ce qui, chez chacun d’eux, illustre la grâce de Dieu, témoigne de leur zèle et démontre leurs progrès. Notre propension est trop souvent de nous concentrer sur leurs points d’amélioration, en oubliant de relever tout ce que Dieu a déjà opéré. Et quant aux marges de progression, soyons confiants : Dieu s’en occupe !
Ne pas juger les motivations de ceux qui servent, mais se réjouir des résultats
Paul est prisonnier et limité dans son rôle d’évangéliste missionnaire. Certaines personnes en ont profité pour prêcher « Christ par envie et par esprit de dispute » (1.15). Il ne s’agit pas des prédicateurs judaïsants que Paul combat vigoureusement ailleurs (Gal 1 ; 2 Cor 11), mais de gens qui « pensent que Paul a porté préjudice à la cause chrétienne en se faisant arrêter ». D.A. Carson imagine leurs réflexions un peu dénigrantes : « Il est probable qu’ils glorifient leur propre ministère en rabaissant Paul. Nous pouvons imaginer leurs réflexions sentencieuses : « Il est vraiment triste qu’un homme aussi éminent que Paul ait gâché ses chances d’évangélisation simplement parce qu’il est si inflexible. Après tout, moi et beaucoup d’autres réussissons à rester en liberté et à prêcher l’Évangile. On peut supposer que Paul a une profonde faille de caractère qui le conduit à attirer les ennuis. Mon ministère est béni, tandis que lui croupit en prison ». Ainsi, plus ils parlent, plus ils se justifient et plus Paul est ridiculisé 1 . »
Nous pouvons être mal à l’aise sur le service de tel frère, suspicieux quant à ses motivations, circonspects par rapport aux moyens qu’il emploie… et pourtant obligés de constater que du bien spirituel est produit, malgré tout. Comme Paul, ne nous attardons pas exagérément sur le « comment » ou le « pourquoi », mais réjouissons-nous encore et encore de ce que la cause de l’Évangile avance (1.18).
Si Dieu n’accomplissait son œuvre que par des serviteurs irréprochables, elle n’irait pas loin… et nous serions, nous aussi, disqualifiés !
Suivre chacun l’exemple de Jésus-Christ : le chemin vers l’unité de pensée
Les Philippiens avaient expérimenté de nombreuses bénédictions chrétiennes : consolation, soulagement, compassion, miséricorde, communion (2.1). Ces bénédictions avaient pu être ressenties directement de la part du Seigneur, mais la majorité d’entre elles avaient été très probablement transmises par l’intermédiaire des chrétiens, au premier rang desquels l’apôtre et ses compagnons. Les Philippiens sont alors invités à agir de même, pour la joie de Paul. Et comment susciter ce « même sentiment », ce « même amour », cette « même âme » ou cette « même pensée » (2.2) ? Pas par un alignement forcé sur une « pensée unique » dictée par tel ou tel, mais par la contemplation personnelle du chemin de Jésus-Christ, de la gloire à la croix et de la croix à la gloire (2.6-11).
Nos églises locales, si elles veulent se conformer au modèle néotestamentaire, ne seront jamais des clubs uniformes ou des repaires de clones. La diversité des membres du corps de Christ est une richesse magnifique. Visons, en revanche, la même orientation le même état d’esprit, qui fut celui de Jésus : non pas « moi » mais « Dieu, puis les autres ».
Partager les joies et les peines de la vie quotidienne des frères et sœurs
Épaphrodite avait été envoyé par les Philippiens pour apporter leur don à l’apôtre, mais était tombé très malade ; son pronostic vital était clairement engagé (2.25-30). Paul évoque alors ses angoisses pour son ami, d’une manière qui révèle bien à quel point il ressentait profondément les circonstances de ses frères et sœurs (cf. 2 Cor 11.29).
Le moyen le plus efficace de ne pas nous laisser impacter par ce que vivent nos frères serait de couper tous les ponts avec l’église ! Sinon, à moins de nous forger une carapace d’égoïsme et d’insensibilité, nous souffrirons forcément avec les autres dans leurs épreuves, de nature et d’intensité diverses (cf. 1 Cor 12.26). Et nous partagerons aussi leurs joies !
Dénoncer avec tristesse l’inconduite de soi-disant chrétiens et chercher de bons modèles
Outre les prédicateurs douteux du chapitre 1, Paul évoque plusieurs catégories de « chrétiens » dont la conduite le navre :
• tous ceux qui l’entourent à Rome mais qui « cherchent leurs propres intérêts, et non ceux de Jésus-Christ » (2.21) — à l’exception de Timothée ;
• les « mauvais ouvriers » qu’il qualifie de « chiens » ou de « faux circoncis » (3.2) — peut-être les mêmes judaïsants qu’il avait dénoncés avec virulence dans ses lettres aux Galates et aux Corinthiens ;
• les nombreuses personnes qui « marchent en ennemis de la croix de Christ » et auxquelles Paul dénie le statut de croyants en annonçant leur perdition (3.18-19).
Déjà du temps de l’apôtre, l’Église était infestée par des personnes qui se présentaient en « bons chrétiens » mais qui étaient très loin des « sentiments qui étaient en Jésus-Christ ». Au cours de l’histoire, et tristement encore plus aujourd’hui, que de « chrétiens » égoïstes, de pasteurs auto-centrés, de prédicateurs d’un prétendu évangile de prospérité, de bergers qui tondent leurs brebis… La diversité de l’Église ne peut jamais être un prétexte à des comportements charnels et dominateurs.
Alors, comme Paul, sachons dénoncer les « mauvais ouvriers » (3.2) en pleurant. Pleurer sans dénoncer serait se faire indirectement complice du mal ; dénoncer sans pleurer serait oublier la tristesse et le déshonneur portés à Jésus, à l’Évangile, à l’Église.
Heureusement, tous ne sont pas ainsi ! Paul se présente longuement comme un modèle (3.4-14), tout en sachant bien qu’il n’est pas tout seul à suivre Christ (3.15-17). Cherchons donc dans la variété des charismes dont Dieu dote son Église, ceux qui suivent le modèle apostolique et soyons, dans notre mesure, un modèle pour ceux qui nous suivent.
S’impliquer pour résoudre les conflits interpersonnels
D’aucuns ont pensé que le but premier de la lettre aux Philippiens était de résoudre le conflit entre Évodie et Syntyche (4.2). Je subodore que la tension entre elles portait sur un thème mineur ; en effet, Paul n’aborde pas l’enjeu de leur dispute mais il les encourage juste avant à demeurer fermes « dans le Seigneur » et ensuite à se réjouir « dans le Seigneur ». Nos divergences surviennent vite quand nous perdons de vue la centralité du « Seigneur » pour ergoter sur nos vues particulières. Paul aurait pu laisser aux anciens de Philippes (1.1) le soin de s’occuper du problème, mais il a l’intuition qu’il pourrait trouver un médiateur, ce « fidèle collègue » qu’il sollicite sans le nommer.
La diversité des personnes dans l’église porte en germe le risque de conflits, de dissensions, de divergences. N’en prenons pas notre parti, mais, dans la mesure du possible, encourageons à leur résolution. Nous ne serons pas toujours les mieux placés pour ce faire (Paul était en prison au loin), mais d’autres peuvent être sollicités pour stimuler au « même sentiment » — celui qui remplissait Paul de joie (2.2), celui qui a animé Jésus-Christ (2.5), celui que partagent les hommes matures (3.15).Comme toute la Parole de Dieu, cette épître respire le réalisme. Vivre en église n’est pas un long fleuve tranquille et les « débuts de l’Église » (nous sommes seulement 30 ans environ après la Pentecôte) n’ont pas été exempts de tristesses.
Mais la lecture cursive de notre lettre ne laisse aucun doute : la joie domine dans la vie de l’église ! Nos frères et sœurs font des progrès, l’Évangile est annoncé, les maladies tournent nos regards vers la transformation à venir de nos corps (cf. 3.20-21), nous pouvons trouver des chrétiens fidèles à imiter, les conflits peuvent se résoudre. Et jusqu’au bout, Jésus-Christ reste notre modèle et notre Dieu, celui qui répond à tous les besoins de nos églises selon sa richesse (4.19). À lui « la gloire aux siècles des siècles ! Amen ! » (4.20)